octobre 2022
ISBN 978-2-84809-372-7
15 x 20 cm
180 pages


17 €
La Langue fait battre mon cœur
Frédéric Boyer


Tu n’écris plus de poésie?
Mais les poètes d’aujourd’hui ne m’ont jamais pris pour un poète.

(J’écris de la poésie parce que il y a toujours quelque chose qui ne va pas.)

La poésie aurait-elle creusé sa tombe
?
On l’aura tuée.
Mais tuer quelqu’un n’apaise pas forcément la situation.

La poésie c’est quoi
?
Depuis quelques années déjà, me voyant vieillir, je me sens relié à plusieurs états simultanés de la langue française.

Toute poésie est une réminiscence future d’un vers ancien sur l’air de...
Bref, une sorte de movie song de l’existence.

Et la langue
?
La langue française ne m’appartient pas. C’est une langue future qui dit le droit des gens.

La langue fait battre mon cœur.


Frédéric Boyer est écrivain, traducteur et éditeur. auteur d’une trentaine de livres depuis 1991, tous publiés aux éditions P.O.L, romans, essais, poèmes et traductions. En 2019, il publie une nouvelle traduction des Géorgiques de Virgile paux éditions Gallimard sous le titre Le Souci de la terre. En 2021 Le Lièvre chez le même éditeur et à l’automne 2022 sa nouvelle traduction des Évangiles. Il dirige les éditions P.O.L. depuis juin
2018.

Quand la langue
fait battre nos cœurs


Romancier, essayiste, poète, éditeur (il dirige les éditions P.O.L. depuis 2018), Frédéric Boyer est aussi traducteur. Il avait notamment conduit, en 2001, une très remarquée traduction de la Bible associant vingt écrivains contemporains et vingt-sept exégètes. Il a depuis publié sa version des
Confessions de saint Augustin sous le titre Les Aveux et des Géorgiques de Virgile intitulées Le Souci de la terre. Il s’est même attaqué au Kama Sutra.
Il se trouve que sont sortis simultanément, en octobre dernier, sa nouvelle traduction des évangiles chez Gallimard et La langue fait battre mon cœur, un livre de poèmes, chez Joca Seria, la maison nantaise que dirige Bernard Martin, lié à Frédéric Boyer par une complicité nouée lors des éditions d’Écrivains en bord de mer auxquelles a participé ce dernier.
Il se trouve aussi que j’ai lu simultanément les deux ouvrages. Saute alors aux yeux une analogie
a priori improbable entre les deux livres; elle manifeste l’unité profonde qui relie la tâche de l’écrivain et celle du traducteur. Passablement déroutants, les Évangiles de Boyer s’efforcent de rendre compte de leur oralité première. Rédigés en grec, ces textes sont en effet des «traductions de paroles, de discours, de citations de l’araméen et de l’hébreu de l’époque». Et Boyer parvient, souvent avec bonheur, à «faire monter la parole» dans le texte, «comme on monte le son» ainsi qu’il l’explique dans une substantielle introduction. Ce qui jette une lumière crue sur des pages qu’a parfois terni la patine des siècles.
L’oralité est, elle aussi, omniprésente dans
La langue fait battre mon cœur, un livre fait pour être clamé en public. L’un des textes qui composent le recueil avait d’ailleurs été lu pour la première fois par un comédien le 13novembre 2015, le soir même des attentats de Paris: «Mes amis, nous entendons à peine, nous entendons à peine la tempête dehors et nous voudrions entendre les oiseaux chanter.»
Le rôle fondateur de la langue est un thème majeur du livre
: «On avait oublié que pour avoir un destin il fallait un langage, et que tout langage se construit comme on construit des maisons, des palais, des espaces où vivre et mourir.» Et revient à trois reprises cette phrase qui pourrait tenir lieu de programme à tout traducteur: «Avoir appris les langues de tous et se faire aimer de chacun.»
Se faire aimer de chacun, Frédéric Boyer y parvient quand, à mots couverts, il évoque la disparition de sa compagne, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, morte en sauvant un enfant de la noyade
: «Chaque adieu, c’est un gouffre. Si je pars, si quelqu’un m’emporte, oui qu’on m’appelle alors de ce nom-là que j’ai entendu dans la plaine, un nom que donnaient les Indiens à leurs chevaux sauvages: Fruit-Lointain-de-l’Adieu. / Oh partir / Oh partir / Oh je t’obéirai  / Si je te dis mon cœur tu ne vois rien / Si je te dis mon cœur est un cheval blanc Mon cœur est un cheval blanc / Jeté au sol à plusieurs reprises le vois-tu? / Oh coups mortels sur le chemin vers la joie» (Nuits d’été. Poèmes spirites en mémoire de l’été 2017). n
THIERRY GUIDET

Frédéric Boyer, La langue fait battre mon cœur, Joca Seria, 175 pages, 17€.

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La langue fait battre mon cœur de Frédéric Boyer par
Jean-Claude Pinson


Récurrent et de fréquence élevée, « chagrin » (le « roi chagrin ») est sans doute, sinon le maître-mot de La Langue fait battre mon cœur, du moins son ostinato, sa basse continue. C’est lui, ce mot à la fois banal et de longue résonance, qui confère au livre sa tonalité foncièrement mélancolique et sa forme souvent élégiaque. À la source de ce chagrin, il y a un événement tragique : la mort de la compagne de l’auteur, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle, disparue un jour d’été de 2017, alors qu’elle se porte au secours d’enfants en train de se noyer, sur la plage de Pampelonne. Mais cet événement, le livre ne le raconte pas (« anecdotique je ne suis pas », on pourrait appliquer à l’auteur, l’inversant, la formule de Georges Perros). Tout entier, il est « musical »  (et méditatif) plutôt que narratif. Sa forme, où le distique l’emporte, est par bien des côtés, souvent recourant au refrain, parente de la chanson. Plusieurs séquences ont d’ailleurs pour titre « Sur un air de », et la pièce centrale, « Abrégé des Merveilles de Marco Polo », sorte d’opéra de chambre (avec chœur cependant), porte la mention « Livret d’un opéra pour Arthur Lavandier ». Longtemps, la poésie française, dans le droit fil de Breton et d’un surréalisme ne voyant que par l’image, n’a montré que dédain pour tout ce qui était musique. « Cavete musicam », « prenez garde à la musique », affirmait encore dans les années 90 un Jude Stéfan soucieux de couper court à tout lyrisme « mou ». Une exception à cette doxa poétique : « Bach en automne », le superbe poème de Jean-Paul de Dadelsen (1955). Mais si primauté de la musique il y a, la prosodie de Frédéric Boyer s’écarte considérablement de ce vers libre allongé à l’allure de sarabande qu’on trouve chez Dadelsen. Refusant les habituelles figures de rhétorique et leurs ornements, l’auteur prend à l’inverse le parti de la plus grande sobriété. Pour mieux couper court à l’effusion, il a recours, le plus souvent, à la brièveté d’un vers abruptement interrompu qui n’hésite pas, même, à décevoir l’attente de l’enjambement, comme pour mieux donner à entendre le néant qui est au bout du chemin et hante « la prose du » en son manque constitutif. Par exemple ce vers  : « Mais ce canoë inconnu glissant le long » (« Cosmogonies »). Plutôt que le lyrisme post-romantique façon Mahler, quelque chose donc qui ferait écho, dans l’ordre du poème, aux pièces brèves et atonales d’un Webern – et peut-être aussi, comme semble le suggérer le goût de l’auteur pour la tautologie et la répétition (le refrain), à la musique d’un Philip Glass ou d’un Steve Reich.
La fidélité à l’être perdu interdit que le chagrin puisse s’effacer. « Le cockpit du chagrin humain », vaille que vaille, il importe de l’habiter, et par le poème de le « deviser ». La tentation gnostique, celle qui conduit à la détestation du monde, doit être refusée, et non moins la tentation orphique qui serait une autre forme de « désertion ». « Le désir fou d’Orphée, écrivait Frédéric Boyer dans la Préface de sa traduction des Géorgiques de Virgile (parue sous le titre Le souci de la terre), désir incontrôlable de se retourner, est contraire à l’attention que nous devons porter à la vie, à la terre vivante. » De ce point de vue, centrale est dans l’économie de l’ensemble la longue séquence que constitue le livret d’opéra dont Marco Polo est la voix principale. Il n’est pas indifférent que ce superbe poème soit dédié par l’auteur à sa fille. S’il faut se souvenir (« De moi garde toujours souvenir », dit la voix  de la mère), c’est en effet au futur de l’enfance et de l’émerveillement qu’il convient de conjuguer le monde ; qu’il importe, toujours, de l’inventer (comme on découvre un trésor). Il s’agit, l’inventant, l’inventoriant, de l’aimer, d’en inventer le chant (amor mundi, « carmen mundi ») : « Aime le monde tel que tu le vois/horrible et merveilleux à la fois ». Il s’agit d’aimer ce qui est « notre maison collective » (de ne jamais oublier, aurait dit Arendt, que c’est à plusieurs que nous habitons cette maison commune que nous est la terre). Ce monde, il ne s’agit donc pas de le fuir (« Fuir là-bas, fuir »), mais  d’y partir en voyage : « Oui  partir  il faut partir/ Oh chevaux  Oh bateaux  Oh bolides ». Car l’ « Humanité [est] soumise à l’attraction électrique de l’horizon ». Dire les merveilles du monde, les « deviser », comme le fait le livre de Marco Polo, c’est en tourner les pages comme d’un « livre peint très ancien » dont on admire les images. Mais les images sans la métaphore (sans du moins ses falbalas). Résolument moderne, l’écriture de Frédéric Boyer recourt en effet, plutôt qu’à la métaphore, aux listes et à la poétique de la contiguïté métonymique qu’elles favorisent :
« Père qu’est-ce que le monde encore ? – La cueillette des fruits  la culture des champs  les fantômes de notre histoire sont le monde l’Enfer et le Paradis sont le monde  le silence de la neige sur le grand Canal  les hommes à tête de chien  la prise de Constantinople  la construction du socialisme sont le monde  les chaussures neuves de ton enfance  qui te blessaient les pieds  les millions de morts de la guerre  la théorie des atomes  l’usage du feu  les mouches de l’été sont le monde »
Au gré de cette poétique, c’est une ligne claire qui s’impose ; une langue à la fois transparente et conductrice d’énigme, comme hantée par le souvenir d’une langue adamique. Et sans doute est-il ici nécessaire de rappeler que Frédéric Boyer est un traducteur hors pair (tout récemment, non seulement de Virgile mais des Evangiles). Car le traducteur est en quête, pour le passage d’une langue à l’autre, de cette introuvable « troisième langue », langue « reine », anté-babélienne, où Antoine Berman voyait la clef et le mystère de l’acte de traduire. Or si traduire c’est écrire, écrire – écrire poétiquement –  c’est aussi traduire. Tel est du moins le sentiment qu’inspire l’évidence native de la langue mise en œuvre par Frédéric Boyer.
Dans la Préface de l’ouvrage, il remarque : « (J’écris de la poésie parce qu’il y a toujours quelque chose qui ne va pas.) », ajoutant un peu plus loin : « J’écris aujourd’hui de la poésie parce que la situation de la littérature ne me convient pas.  » Et en effet, il est bien, dans le paysage littéraire contemporain, un auteur dissonant, singulier, éloigné du mainstream, y compris de ce canton à la fois négligé et très peuplé qu’est la poésie contemporaine. Ce n’est évidemment pas la plus mauvaise chose qui soit.

Frédéric Boyer sans fards

Thèmes Poésie
jean-paul gavard-perret 17/11/2022 Commenter Ecrire une critique

Mélancolique,  élégiaque ce livre est celui du chagrin qui habite l'auteur depuis la disparition de sa compagne Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe lorsqu’elle se porta au secours d’enfants en train de se noyer.
En rien anecdotique ce texte devient une cavatine créée par une prosodie poétique particulière. Elle se refuse à toutes figures pour atteindre une sorte de vision en sobriété qui refuse tout lyrisme.
L'auteur s'en extrait comme de la tentation de se retirer du monde. Il  s'arrime à l'existence là où la voix de Marco Polo n'est pas pour rien au coeur de cette évocation.
L'ordre reste le suivant : Aime le monde tel que tu le vois/horrible et merveilleux à la fois dans une navigation aussi individuelle que collective. Il ne s'agit pas de fuir mais de tenir et d'affirmer les merveilles du monde comme le fait le livre de Marco Polo.
Le tout dans une langue à la ligne claire, que l'auteur utilise pour s'emparer d'une poésie faite parce qu’il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Et ce hors des sentiers battus de la poésie,  là où elle est le plus souvent piétinée.